A part la période napoléonienne dont vous êtes l’éminent spécialiste, une autre période de l’Histoire de France a-t-elle votre faveur ?
Jean Tulard : Oui, celle du règne de Louis XV ! A la fin du règne, on rencontre un personnage exceptionnel : le chancelier Maupeou. Le triumvirat qu’il forme avec d’Aiguillon (Affaires Etrangères et Guerre) et l’abbé Terray, (contrôleur général des Finances) va redresser si bien la France que lorsque Louis XVI accède au trône, la Monarchie semble indéboulonnable. Ce redressement du cours de l’Histoire de France par trois hommes est – à mes yeux – un grand moment. *
Votre citation préférée ?
La plus belle phrase que je connaisse de notre histoire se trouve dans les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand. Nous sommes le 7 juillet 1815, au moment de la deuxième Restauration. Le roi Louis XVIII est à Saint Denis, aux portes de Paris, où il attend de rentrer. Mais il a besoin de Fouché pour lui ouvrir les portes, justement. La négociation se fait avec Talleyrand. Chateaubriand, resté fidèle à Louis XVIII pendant cette crise des Cent-Jours, attend à Saint-Denis, d’être reçu par le roi. Et voici cette phrase – à mes yeux, la plus belle de la littérature française – qu’écrit Chateaubriand lorsqu’il raconte cet instant où il attend d’être reçu par le roi :
« Tout à coup, une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur les bras du crime. Monsieur de Talleyrand marchant soutenu par monsieur Fouché. La vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide à genoux, mit les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l’évêque apostat fut caution du serment. »
Je ne crois pas qu’il y ait une phrase plus belle – plus féroce ! – dans toute l’histoire de notre littérature ! D’ailleurs, Les mémoires d’outre-tombe sont vraiment un chef d’œuvre !
Votre devise préférée ?
« L’Histoire est écrite par les vainqueurs ». C’est la phrase que j’ai choisie lorsque j’ai été admis à l’Académie des Sciences morales et politiques.
Votre livre préférée ?
Les trois mousquetaires, d’Alexandre Dumas ! Le roman Salammbô (de Flaubert) m’a aussi toujours fasciné, notamment avec le repas des mercenaires qui ouvre la narration.
Votre édifice préféré ?
Evidemment le Palais de l’Institut, quai Conti ! (Jean Tulard y siège au sein de l’Académie des Sciences morales et politiques, NDLR)
Votre passe-temps favori ?
Lire des romans policiers. J’ai d’ailleurs écrit un énorme dictionnaire des romans policiers qui décrit et analyse les Maigret, les Rouletabille, les Arsène Lupin, les Sherlock Holmes, les Nestor Burma, etc. Je les ai tous lus. J’ai même connu certains de leurs auteurs, notamment Frédérique Dard et Léo Mallet que j’ai fait venir à la Sorbonne lorsque j’y enseignais.
Une femme belle entre toutes à vos yeux ?
Ah ! [Jean Tulard est dans l’embarras] Disons Marilyne Monroe. Il y a chez elle tout un mystère (la fin de sa vie, entre autres). Par ailleurs, ses films sont admirables et elle fut une excellente comédienne. Parmi ses films importants, je n’en citerai qu’un : Love Happy, avec les Marx Brothers. Groucho Marx y est détective. Il est là, il attend le client… et Marilyne Monroe entre en coup de vent, très belle et échevelée. Elle lui dit : « Détective, un homme me suit ! » Et Groucho la regarde et lui répond : « Un seul ???!!! » [Rires]
Un livre dont vous ne vous séparez jamais ?
Arggghhh ! [Hésitations]. J’en ai plusieurs ! A un moment donné, c’était le Petit Larousse. Mais maintenant, avec Internet, on trouve toutes les informations dont on a besoin et qui sont dans ce dictionnaire. Pendant longtemps – et encore maintenant – je ne m’en suis jamais séparé. On y trouve tout : l’orthographe des mots, les dates des personnages de l’Histoire, etc.
Le comble du bonheur ?
C’est d’être reçu à l’Institut. [Rires]
L’archétype de l’homme par excellence ou le modèle de l’homme accompli ?
James Bond ? Tout lui réussit et il a tout pour lui. Ce n’est pas mon idéal, mais il incarne – au moins au cinéma – l’homme parfait.
… Et votre personnage de l’Histoire de France qui incarne le mieux l’homme accompli ?
Talleyrand car il est fascinant.
Pourtant, c’était l’homme du vice, comme l’écrivait Chateaubriand que vous avez cité tout à l’heure…
Pour moi, c’est l’homme lucide et complet. Il est, par exemple, fin gastronome. C’est même, en plus d’avoir été l’un de nos plus grands diplomates, le père de la gastronomie. Il avait en plus beaucoup d’esprit : ses nombreuses réparties font de lui un personnage digne de l’époque de Louis XV. Talleyrand, c’est un style, un mode de vie français ! Il symbolise d’ailleurs la douceur de vie à la française. En plus de cela, il sert la France ̶ et de façon ô combien intelligente ! ̶ , comme on le peut le voir au Congrès de Vienne, en 1815. Au cours de cette conférence diplomatique des puissances européennes pour régler la question des frontières après la défaite de Napoléon, Talleyrand réussit le tour de main à faire de son pays, à nouveau, une grande puissance au moment même où la France était à terre.
Le secret de la sagesse ou de la force chez un homme ?
Le sang-froid. C’est ce qui fait la force de Talleyrand. Alors qu’il est disgracié par Napoléon qui lui jette à la figure : « Vous êtes de la merde dans un bas de soie ! » (une phrase authentique), Talleyrand rétorque à l’Empereur : « Quel dommage qu’un si grand homme soit si mal élevé ».
Le passage de l’Ancien Testament qui vous interpelle le plus ?
Peut-être le passage de la mer Rouge, quand les Hébreux poursuivis par les guerriers égyptiens sont sauvés en traversant à pied sec ce bras de mer. Je me demande, en effet, si ce récit biblique est véridique et surnaturel ou s’il fait écho à un phénomène naturel comme on peut l’observer à cet endroit du Proche-Orient. Je me demande donc ce qu’il y a de vrai ou de faux dans ce récit.
Le passage de l’Evangile que vous préférez ?
Hum ! [Il réfléchit]. Peut-être les noces de Cana. En tant que gastronome, je ne peux que citer ce passage du Nouveau Testament (dans laquelle Jésus accomplit son premier miracle en changeant l’eau, contenu jusque-là dans des outres au cours d’un mariage, en vin, NDLR). D’ailleurs, lors d’un repas dont j’étais le brigadier, je m’étais aperçu que le vin servi n’était pas terrible. J’aurais été content que Jésus soit là pour changer la « piquette » en Romanée Conti. Je plaisante [Rires]. Mais c’est vrai qu’il m’arrive d’être brigadier à certaines occasions.
Du haut de vos 90 ans, est-ce que la mort vous fait peur ?
Non. J’ai vu mourir des gens… mais la mort ne me fait pas peur. Sauf, bien sûr, si je devais être fusillé ou guillotiné, évidemment. Mais si c’est une mort normale, je n’en ai pas peur car c’est juste un passage.
… Un passage vers quoi ?
Je vous répondrai par une pirouette en prenant la peau de Napoléon : nous sommes le 1er mai 1821 à Sainte-Hélène (Napoléon va mourir le 5 mai). Ce jour-là, le 1er mai, le général Bertrand, un des derniers fidèles de l’empereur exilé sur l’île avec lui, note dans son Journal de bord : « Napoléon me dit : « La grande question, c’est ce qu’il y a après [la mort] ». Bertrand note : « Rien » en pensant qu’il suivait ainsi la pensée de l’empereur. Cette anecdote rejoint Fouché qui faisait inscrire sur les cimetières de la Nièvre où il était en mission : « La mort est un sommeil éternel ». Talleyrand avait lui-même encore, un mot du même genre. Cette époque, dans laquelle je me suis spécialisé, pensait qu’après la mort, il n’y a rien.
Votre prière préférée ?
Celle pour bien-mourir, peut-être (?). Mais je prie peu… Je vous donne sans doute l’impression d’être un homme peu religieux. Pourtant, je crois beaucoup à la prière à certains saints. A saint Antoine de Padoue, par exemple. Quand je perds quelque chose, je l’invoque et je dois avouer que je retrouve ensuite ce que j’avais perdu. Entre 1971 et 2002, j’ai été professeur à la Sorbonne. Lors de mon premier cours, je disais aux étudiants : « Vous voulez être reçus à vos examens ? Eh bien, si vous n’êtes pas trop sûrs de vous, mettez donc un cierge à sainte Rita, patronne des causes désespérés. Sinon, vous pouvez acheter mes livres. Le deuxième remède est sans doute le plus sûr ». [Rires] Donc, ma prière préférée, c’est aussi à sainte Rita et à saint Antoine de Padoue.
Propos recueillis par Joseph Vallançon
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