Nous sommes bombardés d’injonctions contradictoires. C’est particulièrement vrai pour les femmes, sur qui repose encore l’essentiel des charges domestiques, si importantes et si peu valorisées, alors qu’on les incite en même temps à être des working girls épanouies, qui doivent être à la fois féminines et féministes, séduisantes et sérieuses, mères et amantes. Mais c’est vrai aussi des hommes, qui oscillent entre les modèles traditionnels de virilité et les exigences contemporaines d’égalité, entre le patriarcat à la papa et ce que certains considèrent comme une émasculation hystérique.
« Yoga et MMA sur un seul et même ring : « Sois toi-même et repousse tes limites », martèle la société du spectacle »
S’ajoute à cela, pour les deux sexes, une dissonance cognitive tous azimuts. A en croire les gourous du « développement personnel », par exemple, il faudrait à la fois s’écouter davantage et « sortir de sa zone de confort ». A en croire certains discours médiatiques, il faudrait à la fois consommer moins (au nom de la sobriété) et consommer plus (au nom de la croissance). Yoga et MMA sur un seul et même ring : « Sois toi-même et repousse tes limites », martèle la société du spectacle, un spectacle qui se déroule désormais du théâtre de poche qu’est le smartphone au théâtre de masse qu’est l’écran géant.
Qui n’a jamais été pris d’un vertige en entendant à la radio un reportage sur l’urgence de la décarbonation suivre immédiatement une publicité pour une croisière exotique ou le dernier char « S.U.V. » à la mode ? D’incohérences aussi manifestes, les exemples hélas pullulent. On déclare l’urgence climatique, on organise les JO. On proclame, la main sur le cœur, l’écologie priorité nationale, on soutient l’abattage d’arbres pour construire des autoroutes. On alerte sur les effets délétères de la surexposition aux écrans, et on investit massivement dans l’intelligence dite artificielle. On appelle au « réarmement démographique », et on constitutionnalise l’avortement. On fragilise la santé mentale des jeunes pour préserver la vie des anciens menacés par le Covid, et on légalise le suicide assisté… « L’hypocrisie est un vice à la mode et tous les vices à la mode passent pour vertus », ironisait déjà le Don Juan de Molière : la duplicité semble devenue systémique. Ce n’est pas seulement que la « vérité » soit devenue relative, c’est qu’elle est devenue « alternative », comme nos systèmes électriques : nombre de discours sont aujourd’hui sur courant alternatif, allant et venant, changeant de sens en permanence, de manière quasi-instantanée.
Alors que faire dans ce tourbillon de contradictions ? Comment ne pas s’épuiser en courant de ci de là comme des canards sans tête ?
« La condition humaine est par définition bancale, chancelante : nous ne naissons, apparemment, que pour mourir. »
Si nos choix de vie ne peuvent s’abstraire des circonstances, il nous faut des repères stables. S’il faut savoir rester souple, agile, et, le cas échéant, tirer des bords, voire louvoyer, nous avons besoin d’un cap fiable. Ce n’est pas simple, car rien ici-bas ne semble demeurer, se maintenir durablement, garder un tant soit peu de consistance. La condition humaine est par définition bancale, chancelante : nous ne naissons, apparemment, que pour mourir. « Tout est vanité et poursuite du vent », dit l’Ecclésiaste. Et Montaigne de filer ce thème, baroque par excellence, de l’instabilité universelle : « Le monde n’est qu’une branloire pérenne : toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Égypte, et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. »
Alors à quoi tenons-nous ? Qu’opposer à la précarité du monde, à un licenciement brutal, à une séparation, à la mort soudaine d’un proche, au handicap d’un enfant ? Quelle réalité solide peut nous permettre de subsister, ou de résister à de tels séismes existentiels ? Rien d’autre peut-être que la qualité de nos liens. « Une copine de perdue, c’est dix copains qui reviennent… », chantait Renaud. Car ce qui reste au-delà de toute mutation, c’est le lien, c’est le monde comme tissu de relations. L’écologie est la science des interactions, dont la source et le sommet est la dynamique trinitaire : l’œuvre créatrice du Père et l’œuvre rédemptrice du Fils dont jaillit et qu’articule le mouvement d’amour de l’Esprit saint. Voilà qui nous permet de dépasser de manière constructive nos contradictions. L’absolu est relation, le lien est la seule identité qui vaille.
« Les individus sont déliés, tenus d’exister par eux-mêmes au lieu d’apparaître d’abord comme des fils, des filles, des pères, des mères, des frères, des sœurs, des amis, des voisins… »
Ce qui nous plonge dans le désarroi, c’est la déliaison, l’éclatement existentiel que les techniques modernes ne cessent d’intensifier. De même que les individus sont déliés, tenus d’exister par eux-mêmes au lieu d’apparaître d’abord comme des fils, des filles, des pères, des mères, des frères, des sœurs, des amis, des voisins…, nos activités se juxtaposent sans se coordonner. Les différents temps et les différents lieux qui font la trame de nos vœux se manifestent de manière étanche, dans une discontinuité frénétique. Paradoxalement, c’est le fantasme de l’illimité qui produit ce nouveau type de limites, qui sont moins des ponts, des frontières, c’est-à-dire des points de jonction, que des murs, des digues. Le mot « écran » est révélateur : l’hyper-communication des réseaux virtuels nous éloigne vraiment du prochain, à mesure qu’elle nous rapproche apparemment du lointain.
Tous les jours, dans les couloirs de mon lycée, je vois mes élèves communiquer sans se regarder : ils se parlent encore, bien sûr, mais presque jamais sur la médiation de l’écran qui hypnotise leurs sens. Quand bien même ils jouent en « réseau », le smartphone dresse entre eux l’abîme de la 5G. Le visage n’est plus éclairé par le regard d’autrui, mais par la lumière artificielle de l’engin.
Le numérique, bien sûr, n’est pas la seule chose qui nous arrache, sans cesse, à nos ancrages. La compartimentation de l’espace en « zones » spécialisées en est aussi un signe éloquent : loin du modèle villageois traditionnel (quelques maisons entourant, au milieu des champs, les quelques lieux de vie commune : l’église, l’école, la mairie, le café, l’épicerie…), des routes séparent désormais « zones résidentielles », « zones commerciales », « zones artisanales ou industrielles » et parcs de loisir. Combien d’entre nous courent entre les parkings de leur lieu de vie, de la crèche des enfants et de leur immeuble de bureau, sans parler du supermarché où il faut bien passer acheter les surgelés qu’on réchauffera en hâte ? L’accélération technique vertigineuse ne nous a pas fait gagner de temps, elle nous a fait perdre pied. Si « je suis sous l’eau », si « je ne touche pas terre », quel fruit puis-je donc porter ?
« A vouloir être un homme de tous les possibles, on se condamne à n’être l’homme d’aucun réel. »
C’est parce que nous voulons être partout à la fois (et que tout nous pousse à le croire possible) que nous nous égarons. A mi-chemin de la spécialisation qui peut virer à l’obsession et de la dispersion qui peut tourner à la dilution, il nous faut approcher du point d’équilibre qu’on peut appeler l’attention. L’attention est cette faculté qui nous permet de nous focaliser sur une tâche unique, d’être pleinement présent à ce qu’on est, ce qu’on a, ce qu’on fait et ce qui nous entoure. Aller au bout de cet article sans se laisser happer par d’autres contenus, quitte à en lire d’autres après ; être mentalement là où l’on est physiquement, quitte à se déplacer souvent. Personnellement, je procrastine plus souvent qu’à mon tour (le rédac’ chef de ce site en sait quelque chose!), et cours toujours deux ou trois lièvres à la fois, et je constate que j’agis moins, en fin de compte, que celui qui sait ne commencer une chose que lorsque la précédente est achevée.
Cette exigence de concentration implique un renoncement : tout n’est pas possible, en même temps ; je ne peux pas tout faire, ni être pleinement à plusieurs endroits à la fois. Dom Juan, « l’épouseur du genre humain », mourra seul. La sagesse populaire le dit en une formule lumineuse : qui trop étreint mal embrasse. A moins de me restreindre à des ersatz de sentiments, fades parce qu’interchangeables, je ne peux être l’époux de plusieurs femmes, ni l’ami de trop de gens. C’est parce que mes interactions sont diverses, mais limitées qu’elles sont riches, fécondes, capables de résister aux chocs, aux tensions inévitables. A vouloir être un homme de tous les possibles, on se condamne à n’être l’homme d’aucun réel.
« Accepter ses limites, ce n’est pas se résigner ou se mutiler, c’est se donner le moyen d’éclore et de fructifier. »
Le Christ nous offre le modèle indépassable de cette humilité vitale. Sa kénose, son abaissement humain, terrestre, Il l’a vécu dans toutes ses relations. Il s’est inscrit dans un corps sexué, une généalogie, un lieu et un temps déterminés. Sa sociabilité était certes extrêmement variée, du pêcheur au publicain, de la Samaritaine à Pilate, mais ses amis peu nombreux, surtout au Golgotha. Mais tout ce qu’Il a fait, Il l’a fait par amour pour les siens. Pour que le Sauveur d’Israël devienne celui du genre humain, il fallait qu’il fût pleinement l’un des nôtres, fils d’Adam et d’Eve, un Palestinien né dans une bourgade de Judée sous domination romaine, Auguste puis Tibère étant empereur. Pour que le peuple élu devienne l’humanité entière, il fallait qu’Il ne soit, comme nous tous, un homme de chair et d’os, vulnérable et mortel.
Accepter ses limites, ce n’est pas se résigner ou se mutiler, c’est se donner le moyen d’éclore et de fructifier. C’est n’est pas s’évanouir encore, mais s’épanouir enfin.
Gaultier Bès
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