Ils manifestent et bloquent les routes et, avec leur ardeur et leurs tracteurs, ils en sont venus à affoler l’exécutif qui leur a promis de répondre à leurs attentes.
Pourtant, ce sont des taiseux et des glaiseux. Ils sont trop occupés par leur travail, par l’exploitation de leurs terres et le soin de leurs bêtes, pour se payer le luxe de manifester « comme ça » ou pour des revendications éphémères ou catégorielles. Lorsqu’ils se révoltent, c’est que leur détresse est lourde, leur désarroi profond.
Et c’est le cas. Plus que jamais même. Rarement (jamais ?) la profession et le métier d’agriculteur n’ont été aussi en péril. C’est plus qu’une crise, c’est un suicide. Selon une étude de Santé publique France, conduite en 2017, un agriculteur se suicide tous les deux jours en France (300 personnes en deux ans). Une étude encore plus récente de la MSA (la Sécurité sociale agricole) en 2019, fait état de deux suicides par jour ! Une hécatombe et du jamais vu dans l’Histoire de France ! Si les résultats de ces études varient grandement, elles concluent toutes à une surmortalité par suicide des exploitants agricoles par rapport à la population générale. (Source : senat.fr)
Les Français, instinctivement, comprennent les agriculteurs. Ils s’en sentent proches. En tout cas, ils sentent bien, ou pressentent que sans eux, ils ne pourraient pas manger, donc vivre.
En fait, au-delà des préoccupations immédiates des agriculteurs (un salaire plus décent, tout simplement pour… survivre ; moins de contraintes normatives et règlementaires qui ont transformé les paysans – étymologiquement : les hommes du pays – en comptables perdus dans un dédale de volapük administratif ; lutte contre la concurrence déloyale des productions étrangères bradées sur le marché national et international ; fin de la traque dont ils sont victimes lors de contrôles administratifs intempestifs ; protection contre les « khmers verts » dont ils subissent la vindicte), eh bien, au-delà de ces demandes à la fois nécessaires et parfaitement légitimes, la révolte des paysans nous enseigne une chose, surtout : que la terre et la nature ont quelque chose de sacré qui ne peut disparaître sans que disparaissent ̶ avec cette filiation mystérieuse du terrien avec la Terre et ses systèmes vivants ̶ l’honneur et la dignité humaine.
Si les paysans ne peuvent plus vivre de leur métier, comment la France survivra-t-elle ? Coupée définitivement de son lien sacré avec la terre, elle deviendra artificielle ou sauvage.
C’est pourquoi ceux qui la cultivent et en vivent sont « prophètes » à leur manière. Leur révolte est celle du lien sacré à la terre. Quand la survie des agriculteurs est en jeu, c’est l’avenir de la terre qui l’est. Si en France, on ne peut plus vivre en travaillant la terre et en élevant les bêtes, le lien ancestral et vital est coupé. Ce n’est plus un pays, une terre, une patrie que nous aurons, ce sera un territoire sauvage (faute d’être cultivé) ou artificiel (celui des banques, des algorithmes et des décisions politiques déconnectées).
Les paysans – rappelons-le : les hommes du pays, au sens littéral – aiment la terre même si celle-ci exige un dur labeur pour être exploitée. Leur métier est avant tout de se soumettre à l’ordre de la nature. Pas pour la détruire ou l’abîmer en retour. Mais pour en tirer intelligemment de quoi vivre et faire vivre les autres en répondant à ce besoin essentiel : se nourrir. Et beaucoup ont fait autant d’efforts qu’ils ont pu pour adapter leurs pratiques aux découvertes et aux nécessités écologiques.
Ces hommes et ces femmes venus des campagnes et qui resserrent l’étau de leur colère, en ce moment, contre le pouvoir politique, apparaissent donc bel et bien comme des prophètes : s’ils ne peuvent plus vivre de leur métier, comment la France survivra-t-elle ? Coupée définitivement de son lien sacré avec la terre, elle deviendra artificielle ou sauvage. Elle a déjà franchi un pas dans ce sens avec, notamment, les « avancées sociales » (PMA entre autres) qui sont en fait des pas en arrière par rapport à la culture et à la nature, dans l’acception philosophique et physique de ces deux mots essentiels pour une civilisation.
Alors, cette crise paysanne : crépuscule d’une civilisation naturelle qui disparaît dans un dernier halo ? Dernier baroud d’honneur à la civilisation des robots ? La fonction d’un prophète est de mettre en garde et de convertir. Elle est aussi celle d’apporter une espérance. Puissent nos hommes du pays – en particulier nos paysans – tenir bien haut leur parole : on a besoin d’eux pour ne pas sombrer.
Joseph Vallançon
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