Selon une étude de Microsoft parue en février 2023, le salarié moyen passe près de 57% de sa semaine de travail en réunions et en échanges numériques. Un chiffre qui grimpe encore pour les cadres dirigeants. Résultat : les managers passent plus de temps à réagir qu’à réfléchir. Tout doit être dit, commenté, justifié, souvent dans l’instant. Dans ce vacarme professionnel, le silence paraît suspect ̶ un aveu d’impuissance.
Pourtant, c’est souvent le silence qui sauve la décision. Je me souviens d’un moment précis, lorsque je dirigeais un établissement de protection de l’enfance. Une éducatrice me rapporte qu’un adolescent a fugué. Il y avait de la tension dans l’équipe. Tous attendaient ma réaction. J’ai pris un moment, j’ai regardé chacun. Je n’ai rien dit tout de suite. Ce n’était pas de l’indifférence : c’était une manière de faire place au réel, de ne pas répondre dans la précipitation. Quelques secondes plus tard, c’est une collègue, jusque-là en retrait, qui propose une piste. C’était la bonne. Mon silence avait autorisé une autre voix.
Dans la Bible et dans l’histoire : le silence n’est pas l’absence
Le silence n’est pas synonyme d’inaction. Il signifie qu’on s’autorise un temps de respiration, un espace pour délibérer sur comment et quand agir. C’est donc une ressource. Pensons à l’Évangile selon Matthieu (26, 63), lorsque Jésus est interrogé par le grand prêtre : il garde le silence. Il ne se dérobe pas. Il résiste. Il tient.
Le général de Gaulle, pendant la guerre, pratiquait ce que certains appelaient le « silence stratégique ». Parler trop tôt, ou trop souvent, affaiblit : c’est pourquoi, à Londres, lors des discussions sur l’avenir de la France libre, il disait peu. Mais quand il parlait, sa parole faisait autorité.
Dans la tradition orthodoxe, le silence est même un exercice spirituel. Le mot grec hesychia désigne une paix intérieure obtenue par la maîtrise des pensées et des émotions. C’est une manière d’être pleinement là, sans chercher à occuper tout l’espace. Le théologien Kallistos Ware écrit : « Le silence n’est pas seulement l’absence de mots, mais une qualité de présence[1]».
Moins parler, pour mieux diriger
Le silence n’est pas toujours facile à tenir, surtout quand on est responsable. Il est facilement perçu comme une hésitation ou un vide. Mais, bien utilisé, c’est un outil puissant.
Dans un EHPAD où j’intervenais récemment, la directrice devait annoncer une réorganisation sensible. Elle avait préparé un discours très structuré. Avant de le prononcer, je lui ai simplement dit : « Laissez quelques secondes de silence entre chaque point important. » Elle l’a fait. Résultat : les équipes n’ont pas réagi sur le coup. Ils ont écouté. Puis certains ont posé des questions. D’autres ont approuvé. Ce silence avait donné de l’espace. Il avait dégonflé la tension. Il avait permis d’intégrer.
Les Japonais ont un mot pour cela : ma, qui désigne l’espace entre deux sons, entre deux gestes. Le ma, c’est le moment qui rend la parole juste, parce qu’elle arrive au bon moment.
Le philosophe danois Søren Kierkegaard écrivait : « Le silence est une forme d’expression ; il est même l’expression suprême de certaines choses[2]». En entreprise, dans les associations, dans l’administration, ce principe reste vrai. Parler moins, c’est souvent mieux entendre.
Dans un monde saturé de discours, savoir se taire confère une forme d’autorité. Une autorité faite, non de domination, mais de justesse. Le silence ne dispense pas d’agir — il en conditionne la possibilité. Au fond, ce n’est pas fuir ses responsabilités, mais les habiter autrement.
Clément Bosqué
[1] Ware Kallistos, La voie du silence, traduit de l’anglais par Jean-Claude Loba-Mkole, éditions Chevetogne – Irénikon, 2005.
[2] Kierkegaard, Søren, Ou bien… ou bien (Enten – Eller, 1843), trad. française aux éditions Gallimard, coll. « Tel », 1990.
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