Il fut un temps où l’on se méfiait du naturel – nu, lâche, commun. On lui préférait l’art, la politesse des formes, la pudeur et la mesure. Aujourd’hui, c’est l’inverse : le monde contemporain, ivre de sincérité, nous somme d’“être nous-mêmes”. Dans les bureaux, les séminaires, les entretiens, dans les discours des managers comme dans ceux des coachs, on entend les mêmes mantras : sois aligné, sois toi-même, viens tel que tu es. Mais qu’est-ce que ce “je” à exhiber en toute circonstance ?
Transparence contre pudeur
Le travail, aujourd’hui, veut des êtres transparents, fluides, adaptables. L’entreprise aime ceux qui “communiquent”, qui “partagent”, qui “se montrent”. Ce trop-plein de visibilité abîme : on n’est pas fait pour se donner d’un seul jet. N’ai-je pas besoin de réserve, de pudeur ? Et même de secret ?
Platon comparait l’âme à un attelage : deux chevaux, l’un docile, l’autre fougueux, que le cocher tente de tenir. C’est dans ce combat intérieur que l’homme devient maître de lui. Il dompte son impulsion première. En un mot, il se forme.
Cicéron, dans ses Tusculanes, le dit avec sa netteté romaine : tout consiste à savoir se commander. Et Foucault, plus tard, prolongera : le gouvernement de soi est la condition du gouvernement des autres.
Le chef, le cadre, le dirigeant ne sont pas là pour tout dire. Ce qu’ils taisent, ce qu’ils retiennent, ce qu’ils ne montrent pas : voilà ce qui leur donne du poids. À force de vouloir “être vrai”, on oublie ce que la vérité exige de détour.
Le style ou l’éthique incarnée
La morale, dans le monde professionnel, au-delà (ou en deçà) des déclarations d’intention, s’écrit dans les gestes minuscules. Montaigne parlait de son “arrière-boutique”, cet espace intérieur où se prépare ce qui adviendra. Où se forge ce que les Grecs appelaient hexis : une disposition de l’âme, une forme de tenue qui devient naturelle, par répétition.
Le titre n’est rien : on le sait, les vrais chefs s’imposent par l’exemple. Nul besoin d’élever la voix, de marquer leur territoire. Ils savent ralentir, admettre une limite, refuser une urgence mal posée. Garder une forme de distance qui n’est pas nécessairement de la froideur.
À l’inverse, on reconnaît bien vite ceux qui sont en déficit d’âme : ils tutoient vite, plaisantent fort, veulent tout voir, tout valider, maîtriser. Inquiétude, plus que puissance !
Il est, au contraire, des élégances discrètes : défendre son équipe dehors, la corriger dedans. Dire non, sans se justifier.
La vrai élégance
La modernité fait de la sincérité une vertu cardinale. Il est d’autres vertus plus rares : la constance, la fidélité dans le temps.
Paul Valéry écrivait : “Nous ne valons que par nos réactions à ce qui vient de nous.” Ce que nous lançons dans le monde, nos décisions, nos gestes, nos idées, nous reviennent.
Un mot rare, attribué au Christ, murmure une éthique : “Je ferai les dernières choses comme les premières.” Serment intérieur, promesse à soi, tenue dans la durée, dans la fatigue, le réel. Une manière d’honorer par le geste final la noblesse du commencement.
Nous ne naissons pas authentiques : nous le devenons, ou non. Et si, plutôt que la vérité brute, plutôt que le dévoilement ou la surexposition, nous visions la fabrication de notre élégance morale ?
Clément Bosqué
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