Les nécessités de la propagande de guerre obligent certaines plumes à binariser et simplifier la situation en la dessinant au fusain: le noir et le blanc. La noirceur russe attaquerait l’Ukraine par méchanceté, la blancheur européenne la soutiendrait par gentillesse. Pour autant, le drame humain qui se déroule en Ukraine depuis trois ans ne peut s’attribuer à une puissance en particulier, mais à toutes en général.
Le lent étranglement de la Russie
Prenez une mappemonde et faites une petite croix rouge sur chaque base américaine ou OTAN, ou alliée aux forces occidentales ou appartenant à des pays concurrents de la Russie (Chine et Inde, principalement). Vous verrez progressivement se former un cercle autour de la Russie, comme un étau: Pays baltes, Europe de l’Ouest, Turquie, Japon, Corée… Il manquera à votre cercle le quart nord, vers l’Arctique. Mais cette porte de sortie n’en est pas une, neuf mois de l’année, en raison du climat. De plus, elle ne mène à rien.
Les puissances occidentales, Etats-Unis en tête, ont progressivement encerclé la Russie en posant des bases tout autour et en intégrant de plus en plus de pays satellites d’Europe centrale dans l’alliance transatlantique. A la chute de l’Union Soviétique à la fin de 1991, les USA saisissent l’opportunité de consolider leur position face au vide géopolitique, alors que leur pouvoir était contrebalancé pendant les quatre décennies précédentes, en prenant bon nombre d’anciens pays satellites soviétiques dans son giron. L’Ukraine représentait la dernière porte de sortie pour la Russie. Lorsque l’Ukraine et l’OTAN ont montré des signes d’une possible intégration, la Russie a vu l’encerclement s’achever et a réagi de manière décisive. Si l’on doit pleurer les morts de cette guerre et le triste sort qui s’abat sur des Ukrainiens qui se trouvaient au mauvais endroit sur la carte, on peut aussi se demander comment nous-mêmes réagirions si une force perçue comme hostile plaçait des bases en Angleterre, aux Pays-Bas, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie et en Espagne…
Une fois la frontière franchie par les blindés russes, les Ukrainiens eurent beau se mobiliser par centaines de milliers pour protéger leur patrie, rien n’y fit.
Faute d’avoir préparé la guerre, l’Ukraine n’a pas eu la paix
L’Ukraine s’était déjà condamnée en acceptant de rendre ses armes nucléaires dans les années 90, en échange de la promesse russo-américaine que le territoire ukrainien serait protégé – promesse qui s’est envolée en fumée dès les présidents signataires partis.
A la chute de l’empire soviétique, les Etats-Unis et la Russie firent pression sur Kiev pour qu’elle restitue les ogives que les Russes y avaient laissées, dans le cadre des accords de dénucléarisation. L’Ukraine hésita, car son voisin russe l’avait déjà maintes fois malmenée. Dans les années 30, Moscou organisa volontairement une famine (selon certains historiens – l’intentionnalité du génocide faisant débat) qui causa la mort de millions d’Ukrainiens. Kiev savait donc fort bien ce dont Moscou était capable envers elle. Mais, sous la pression diplomatique, l’Ukraine accepta de remettre ses armes nucléaires contre la promesse que Moscou et Washington interviendraient militairement si les frontières ukrainiennes venaient à être violées. Les chefs d’Etat suivants se sentirent peu concernés par ces engagements nationaux. Vingt-cinq ans plus tard, la Russie viola son engagement en envahissant l’Ukraine et les Etats-Unis violèrent le leur en n’intervenant pas militairement.
La Russie ne cherche pas à agrandir son territoire en prenant l’Ukraine
On peut se demander pourquoi la guerre perdure en Ukraine depuis trois ans, alors que la Russie dispose de la force nécessaire pour expédier le conflit. N’en déplaise à la propagande de guerre, Moscou n’a engagé qu’une partie de son potentiel militaire. Du reste, ses effectifs ont causé une attrition bien plus forte aux forces ukrainiennes que l’inverse. En somme: les soldats russes, même en sous-nombre, font bien plus de morts chez les soldats ukrainiens.
Il apparaît ainsi plausible que Moscou ne cherche pas tant à gagner en Ukraine, qu’à faire passer un message au reste du monde : elle n’est plus vulnérable et impotente comme elle a pu l’être à la fin de l’empire soviétique. Elle est désormais capable de maintenir un effort de guerre de haute intensité pendant des années (ce que peu de pays peuvent faire), et doit à nouveau être reconnue comme une puissance régionale. Si cette hypothèse s’avère, le conflit ukrainien est le tristement nécessaire aux yeux de Moscou pour pouvoir retrouver quelque souveraineté durable.
L’Europe n’est pas en reste, dans les responsabilités. Depuis l’avènement de l’OTAN, de nombreux pays européens ont volontairement laissé choir leurs responsabilités militaires, afin de profiter de la protection américaine et économiser leurs budgets et efforts. Il est donc peu surprenant que, le conflit venu, la voix européenne soit bien faiblarde et que Vladimir Poutine écoute davantage Donald Trump que les dirigeants de pays de l’Union Européenne qui se sont volontairement édentés.
Louis XIV faisait frapper sur ses canons la phrase “Ultima ratio regum” (« le dernier argument des rois », en français). L’Europe, semble-t-il, a bien peu d’arguments pour protéger son propre territoire et l’Ukraine – victime simplement d’être au mauvais endroit.
Adrian H. BROWN


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